Le dominicain français Yves Congar (1904-1995) était en Pologne au début du mois de juin 1966. Le théologien est venu à l’invitation des cercles de l’intelligentsia catholique de Varsovie et de Cracovie. Il a également visité Laski, Lublin et le camp d’Auchwitz-Birkenau. À cette occasion, Congar rendit visite au cardinal Wyszyński (1901-1981), avec lequel il s’était déjà entretenu à plusieurs reprises lors du concile Vatican II à Rome (1962-1965).
Le cardinal l’a reçu à sa résidence le 3 juin. Il n’y avait aucun témoin de la conversation. Il existe deux notes d’archives sur son déroulement : quelques phrases écrites par le Primat dans son « Pro memoria » et une description plus longue dans le carnet de Congar.
La conversation a largement porté sur Vatican II. Wyszyński a critiqué les chroniques du concile réalisées par Congar pour la presse française. Il a notamment critiqué le théologien d’avoir passé sous silence dans ses comptes rendus son discours conciliaire sur le dialogue de l’Église avec les marxistes, ou d’avoir sous-estimé la question de la déclaration de Marie, Mère de l’Église, que les évêques polonais avaient demandée, ainsi que leur position sur le document sur la liberté religieuse. « De ces omissions, il ressort que le père Congar était disposé défavorablement à l’égard de l’action des évêques polonais au concile et les éclairait tendancieusement », écrit-il dans « Pro memoria » à l’occasion de cette visite.
Le cardinal a mis en garde le dominicain contre les contacts avec les cercles de personnes liées au milieu « Pax » ou à l’hebdomadaire « Zab i Przeciw ». Il a également exprimé sa réserve à l’égard des intellectuels catholiques des cercles de » Więź » et de » Znak « . Il a souligné que ces cercles parfois sont tombés dans l’opportunisme dans leurs contacts avec les communistes. Il a conseillé à Congar de se rendre au sanctuaire de Jasna Góra, car « tout s’y joue : le combat mystique et surnaturel » – comme le dominicain français a noté les mots du primat.
Congar a compris que le cardinal Wyszyński « se situe dans le cadre de la défense de la liberté de l’Église », qu’il se soucie que l’Église en tant qu’institution survive et réalise sa mission surnaturelle. Dans sa conversation avec le Primat, le dominicain de son côté a prêté attention à la dimension intelectuelle du christianisme et à l’importance des relations personnelles des croyants avec la société pluraliste, à la nécessité d’obtenir des « têtes de pont » dans le dialogue intellectuel entre l’Église et le monde moderne.
Congar avait quitté le Palais « à Miodowa » avec des sentiments mitigés. D’une part, il était « écrasé » par les critiques, mais il était aussi impressionné par la personnalité du primat. Il a noté: que sa personne « rayonne de force », qu’il « possède une grande autorité » et « personnifie la Pologne, la foi catholique ». Pour lui, « la nation polonaise est avant tout catholique », et il y remplit le rôle d' »interrex ». Wyszyński se concentre sur la religiosité populaire et mariale, ainsi que sur les événements religieux de masse, qui sont aussi une expression de l’opposition politique au communisme. Le théologien français constate que l’intelligentsia catholique ne bénéficie pas de la confiance du Primat.
Au cours d’autres rencontres et conversations, le dominicain constate que les intellectuels catholiques ne se retrouvent pas pleinement dans la religiosité populaire. Il a compris que dans la vision de l’Église que représentait Wyszynski, il était difficile pour eux de trouver une place pour le pluralisme dans l’expression de la foi catholique, qu’ils recherchaient dans l’Église, surtout après le concile Vatican II. Ils ont pu se sentir peu appréciés dans une telle situation.
Bien qu’éminent théologien partage l’inquiétude des intellectuels polonais, il leur a conseillé de rester « fidèles » à la hiérarchie de l’Église, car elle est la garante de la survie de la foi et de la préservation de l’unité de l’Église polonaise. Le cardinal Wyszynski était pour les dominicains français un symbole de l’Église « forteresse », qui devait être défendue. Congar a comparé le primat à saint Thomas Becket (1118-1170), l’évêque anglais qui s’est opposé au souverain Henri II.
La béatification du cardinal Wyszyński confirme qu’il a été un homme providentiel pendant les années difficiles du communisme, qu’il a dû diriger l’Église polonaise d’une main ferme et montrer le chemin aux fidèles d’une voix forte. Ce rôle a été remarqué et apprécié par Yves Congar, bien qu’il n’ait pas bénéficié d’une sympathie particulière de la part du Primat. Tous deux étaient préoccupés par le bien de l’Église. Cependant, ils représentaient des expériences historiques, théologiques et pastorales différentes.
En conclusion, il convient de citer la déclaration du Cardinal Karol Wojtyła sur la signification universelle de l’attitude de Wyszyński. Il a déclaré en 1971 que « le cardinal Stefan Wyszyński est dans l’Église contemporaine une expression, voire un symbole, de cette épreuve historique dans laquelle l’Église teste sa force ». Elle les teste de manière double : comme « signe de contradiction » aux manifestations du mal et comme pouvoir d’introduire l’Évangile dans la vie quotidienne des gens, « la force de l’Église est le degré auquel l’Évangile est accepté et s’enracine dans la vie des gens et des peuples de chaque époque ». À la lumière de ces mots, nous comprenons mieux que l’acctualité du message du cardinal Wyszyński doit être recherchée dans les deux dimensions de « l’épreuve de force de l’Église ». En étant signe de contradiction, l’Église est à la même fois un signe de salut et d’espoir de réconciliation.
Andrzej Dobrzyński
Fot. Centre de Documentation et d’Etude du Pontificat de Jean Paul II